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Les Caractères de La Bruyere


VI. Etude d'un extrait : De la cour, remarque 74
a) L'extrait
" L'on parle d'une région où les vieillards sont galants, polis et civils ; les jeunes gens au contraire, durs, féroces, sans mœurs ni politesse : ils se trouvent affranchis de la passion des femmes dans un âge où l'on commence ailleurs à la sentir ; ils préfèrent des repas, des viandes, et des amours ridicules. Celui-là chez eux est sobre et modéré, qui ne s'enivre que de vin : l'usage trop fréquent qu'ils en ont fait le leur a rendu insipide ; ils cherchent à réveiller leur goût déjà éteint par des eaux-de-vie, et par toutes les liqueurs les plus violentes ; il ne manque à leur débauche que de boire de l'eau-forte. Les femmes du pays précipitent le déclin de leur beauté par des artifices qu'elles croient servir à les rendre belles : leur coutume est de peindre leurs lèvres, leurs joues, leurs sourcils et leurs épaules, qu'elles étalent avec leur gorge, leurs bras et leurs oreilles, comme si elles craignaient de cacher l'endroit par où elles pourraient plaire, ou de ne pas se montrer assez. Ceux qui habitent cette contrée ont une physionomie qui n'est pas nette, mais confuse, embarrassée dans une épaisseur de cheveux étrangers, qu'ils préfèrent aux naturels et dont il font un long tissu pour couvrir leur tête : il descend à la moitié du corps, change les traits, et empêche qu'on ne connaisse les hommes à leur visage. Ces peuples d'ailleurs ont leur Dieu et leur roi : les grands de la nation s'assemblent tous les jours, à une certaine heure, dans un temple qu'ils nomment église ; il y a au fond de ce temple un autel consacré à leur Dieu, où un prêtre célèbre des mystères qu'ils appellent saints, sacrés et redoutables ; les grands forment un vaste cercle au pied de cet autel, et paraissent debout, le dos tourné directement au prêtre et aux saints mystères, et les faces élevées vers le roi, que l'on voit à genoux sur une tribune, et à qui ils semblent avoir tout l'esprit et le tout le cœur appliqués. On ne laisse pas de voir dans cet usage une espèce de subordination ; car ce peuple paraît adorer le prince, et le prince adorer Dieu. Les gens du pays le nomment *** ; il est à quelque quarante-huit degrés d'élévation du pôle, et à plus d'onze cents lieues de mer des Iroquois et des Hurons. "

b) Introduction
Le chapitre " De la cour " est composé de différentes formes littéraires (portraits, réflexions morales, proverbes, sentences…). Cette remarque diffère du genre habituel du portrait car il s'agit de la description d'un ensemble de personnages.
Il y a deux mouvements : la 1ère partie, qui présente les gens de la cour, la 2nd qui montre un moment particulier dans la vie de la cour, la cérémonie religieuse.

c) La description des vices de la cour
L'énonciation est très originale car La Bruyère use d'un personnage fictif qui n'appartient pas au pays dont on fait la description, la France. Le narrateur semblerait appartenir à une tribu indienne ; La Bruyère se cache derrière son personnage fictif pour échapper à une attaque. Le style adopté par le personnage (périphrase pour le mot étranger) est assez évolué ; il est distant avec les gens (" ils ", " ceux "…).

Il y a trois aspects différents :
- La vie des jeunes de la cour, avec une idée importante de contraire aux qualités des vieux ; ils sont contraires à la morale et à la nature. On parle de " gens dont le goût est éteint " ; si l'on considère le goût comme le jugement, alors ils se trouvent à l'opposé du bon sens. Les termes violents (débauche…) montrent une jeunesse moralement corrompue. La fin est sur une hyperbole de " boire de l'eau-forte ", car ce liquide est un acide employé dans les gravures.
- Les femmes de la Cour. Il y a encore l'idée de contre-nature ; cette idée est un héritage de la philosophie antique qui exprimait la nature comme un modèle. Les femmes sont superficielles (artifices, parures, maquillages…). On a une idée forte avec " peindre " et " étalent " : le goût de l'artifice qui enlève la beauté naturel montre leur absence de pudeur ; ce manque est contre la nature et le bon sens.
- Physionomie des personnages. Le vocabulaire est encore celui de la nature (" qu'ils préfèrent aux naturels "…). Ce " confus " est contraire à l'idée de clarté du classicisme ; l'être humain n'est même plus reconnaissable à son visage : il y a un sentiment d'ironie et d'amertume de l'auteur. Les hommes de la cour, habillés et ornés, ne sont ni hommes par l'apparence, ni par leur comportement ; ils sont déshumanisés et désordonnés.

d) Un moment particulier de la vie de la cour : la messe
Les gens qui vivent dans la débauche et l'excès vont, dans la même journée, assister à une cérémonie sainte et religieuse ; il y a de l'ironie sur cette apparence de piété. Le cérémonial a un aspect théâtral avec la position symbolique du roi, regardé par tous. Le roi avait pouvoir d'essence divine ; l'observateur qui écrit la remarque est choqué. Le passage est écrit au pluriel, on traite un ensemble alors qu'avant, on avait des individus.

e) Conclusion
La Bruyère se montre un précurseur de la critique sociale du 18ème siècle, avec Montesquieu et ses Lettres Persanes ou Voltaire avec L'Ingénu ; dans ce dernier livre, le personnage fictif est aussi un Huron (indien).
Cependant, La Bruyère ne remet pas en cause le régime politique en lui-même : il n'est pas un révolutionnaire ; il remet plutôt en cause le système de fonctionnement. Comme beaucoup d'auteurs classiques, il reste attaché à la monarchie et à la religion chrétienne, sur laquelle il fonde sa pensée.